La Légende de Taïta Osongo

La légende de Taïta OsongoRoman pour la jeunesse
Editions Orphie
juillet 2017
Relié. Format 29 x 21,5 cm
58 pp.

La légende de Taïta Osongo compte à ce jour huit versions différentes, publiés en trois langues et cinq pays: France, Mexique, Brésil, Argentine, Cuba. La première version en espagnol, celle de Fondo de Cultura Económica est difusé dans tous les pays de langue espagnol et aux Etats-Unis.

quatrième de couverture de la deuxième version française


Désormais aux Editions Orphie, dans une très belle édition en format album et papier couché qui rend plus belles mes illustrations, ce roman-conte sur l'esclavage est paru en 2004 en format poche chez Ibis Rouge, dans une traduction de Pierre Pinalie que j'ai légèrement remanié pour cette nouvelle version.


La légende de Taita Osongo. Ibis Rouge. Cayenne, 2004
(édition épuisé)
Ilustrations d'Alex Goddard



La leyenda de Taita Osongo.
Fondo de Cultura Económica. México, 2006.
Illustrations d'Ajubel.

A lenda de Taita Osongo.
Ediçoes SM do Brasil. Sao Paulo, 2007.
Traduction de Heitor Ferraz. Illustrations de Fernando Vilela.



                                                          La leyenda de Taita Osongo.
                                               Ediciones Capiro. Santa Clara (Cuba), 2010.
                                                             Illustrations de l'auteur


La leyenda de Taita Osongo.
Fondo de Cultura Económica. Buenos Aires (édition hors commerce: 16 892 exemplaires pour les écoles publiques de l'Argentine.
Illustrations d'Ajubel.



                                                    

                                                          La leyenda de Taita Osongo.
                                            Ediciones Matanzas. Matanzas (Cuba), 2014.




Distinguée comme l'un des meilleurs romans pour adolescents d'Amérique Latine par le centre de promotion en recherche en littérature jeunesse Banco del Libro (Venezuela, 2009), La légende de Taita Osongo a été récompensée du prix La Rosa Blanca 2016  décerné par l'Union des écrivains de Cuba aux meilleurs livres d'auteur cubain pour la jeunesse.



La toute première version du roman, intitulé alors "La légende du caroubier et l'orchidée" reçut le prix Heredia de l'Unions des Ecrivains à Santiago de Cuba en 1983.
J'ai tardé, néanmoins, dix-huit ans à considérer l'ouvrage digne d'être publié...


                                          

Certains illustrations je les avais réalisé en 2009 pour la première édition cubaine. Pour la nouvelle version française, j'ai repris seulement une partie de ces dessins à base d'acrylique gris-de-Payne et blanc et fis des nouveaux. Pour certains éléments de ces dessins et pour la couverture, j'ai choisi de m'inspirer du superbe tableau "La Jungle" de mon compatriote Wifredo Lam ... né la même année et dans la même ville, Sagua la Grande, que ma grand-mère paternelle, et ils appartenaient tous deux à la même classe de métis de petite classe moyenne. La vie de cette grand-mère a d'ailleurs été l'une des sources de mon histoire... même si je ne me suis rendu compte que bien après l'écriture de la première version.






Une légende pour adolescents


Severo Blanco est un négrier rusé et ambitieux, prêt à tout faire pour s'enrichir. Son bateau échoue un jour sur les côtes africaines et il parvient à capturer les meilleurs hommes afin de les réduire en esclavage.
Même le puissant magicien Taïta Osongo se retrouve enchaîné sur le chemin des plantations caribéennes... Mais la richesse et la puissance ne préservent pas Severo Blanco du malheur. Sa propre fille sera la première à oser le défier, et un ennemi oublié réussira à lui rendre coup par coup toute sa méchanceté. Un conte nouveau où l'auteur cubain réveille plusieurs traditions pour aborder les grandes questions humaines de la lutte contre l'oppression des plus faibles.
lors de la présentation de la deuxième version cubaine (Ediciones Matanzas, 2014)
Foire internationale du livre de La Havane, le 18 février 2015
 La Légende de Taïta Osongo peut nourrir la réflexion et susciter la discussion à propos de thématiques liées à l’esclavage. Ce roman n’affiche aucune ambition pédagogique ni même d’intention prosélyte et c’est justement pour cela, je crois, qu’il peut faire naître le débat avec – et entre – les jeunes sur le racisme et la discrimination, l’exploitation sauvage des êtres humains, l’injustice ou le colonialisme, des sujets d’une actualité toujours brûlante.

Le noyau dramatique du roman est constitué par les amours interdites entre deux adolescents que tout sépare : il est noir et elle est blanche, il est pauvre et elle est riche, il n’a aucun droit, car il est esclave, et elle a, parce qu’elle appartient à l’élite, tous les droits… sauf le principal : celui d’aimer librement et d’être aimée par la personne de son choix.

C’est donc au travers d’une histoire d’amour – et l’on sait à quel point la question est cruciale pour les jeunes –, que les lecteurs vont pénétrer dans le cadre historique et social du récit : l’esclavage aux Antilles aux XVIIIe et XIXe siècles.


J'ai rencontré des descendants de marrons au collège de Maripasoula (Guyane Française).
Les enfants ont lu mon roman à l'occasion du Salon du livre de Cayenne (2005)


De son propre aveu, l’écrivain cubain Joel Franz Rosell utilise l’imaginaire comme distance pour mieux aborder des thématiques plutôt adultes avec des enfants ; il s’agit ici de celle de l’esclavage.
Dans ce récit, Severo Blanco est un négrier sans foi ni loi qui nourrit l’ambition de devenir très riche, or « dans le port de la Havane qui au début du XIXe siècle était devenu l’un des plus actifs du Nouveau Monde, il n’ y avait qu’un négoce capable d’enrichir un marin : pas question de fruits exotiques ni d’épices rares, pas question de bois précieux ni de peausseries. Les hommes, c’est ce qui se vendait le mieux à cette époque, à la Havane et dans les autres ports de la Caraïbe : des hommes noirs, forts et sans liberté. En d’autres termes des esclaves venus d’ Afrique. »
Sa détermination les ménera lui et son équipage au terme d’un voyage épique à « Songoro Cosongo un pays privilégié d’Afrique ». Là Severo Blanco n’aura aucun scrupule à enlever les hommes de ce pays après que ceux- ci les ont lui et son équipage, secourus, accueillis, nourris, soignés et aidés à reconstruire leur navire. Le Roi sorcier et son fils seront également capturés au terme du premier combat qui opposera les deux ennemis légendaires.
A travers le récit des combats menés par Taïta Osongo, par son fils l’esclave Marron et par son petit-fils Léonel, l’auteur met très justement en exergue la lutte et l’insoumission des esclaves contre l’oppression de leurs maîtres. Pour moi, c’est ce qui en fait un très bon récit sur l’esclavage. Toutefois, ce livre est aussi un très beau conte plein de magie et de poésie qui initiera vos enfants dès l’âge de six ans à cette thématique .
Je suis certaine que les Africains avant l’arrivée des colons ressemblaient exatement à cette description : « les hommes savaient aimer la vie, jouir du travail et honorer la nature, et ils étaient bons, forts et sages. (…) Les hommes connaissaient le langage des animaux et avaient des rapports particuliers avec les plantes, de telle sorte que les premiers et les dernières obéissaient de bon grès à leurs désirs »
J’aime à croire qu’aujourd’hui encore demeurent des initiés qui ont gardé intactes toutes ces facultés et peut-être que quelques Taïta Osongo vivent encore retirés dans la Sierra Maestra et dans les forêts denses de l’Afrique.

http://novi-novi.net/la-legende-de-taita-osongo/#comment-13
illustration réalisé pour la version d'Orphie, 2017

La légende de Taïta Osongo raconte également l’affrontement impitoyable entre un négrier devenu planteur et l’un de ses esclaves, jadis roi d’un pays imaginaire d’Afrique et magicien. Ce dernier, Taïta Osongo est le véritable héros du roman et c’est grâce à lui si le récit est empreint de magie et si sa forme est proche du conte. C’est d’ailleurs justement cet aspect qui accentue l’universalité (dans l’espace et dans le temps) de l’histoire. Cette présence du merveilleux au cœur du récit ainsi que l’affrontement entre le héros et son ennemi rappellent les récits épico-magiques qui remportent aujourd’hui un vif succès chez les jeunes.

L’économie basée sur les plantations, l’esclavage, la traite et le marronnage se sont développés de façon similaire dans toute la Caraïbe, qu’il s’agisse de colonies françaises, espagnoles, anglaises ou hollandaises. Mon roman ne se situe pas explicitement dans l’un ou l’autre de ces territoires, même si je mentionne par deux fois La Havane et si je me suis inspiré à la fois des réalités et des mondes imaginaires afro-cubains.

en dialogue avec des étudiants d'espagnol du lycée-collège Saint-Charles à Athis-Mons
« Cuba, mon pays d’origine, a été l’un des derniers à abolir totalement l’esclavage comme système économique et social. C’était en 1886, soit presque 40 ans après la France (seul le Brésil a fait pire, en n’interdisant l’esclavage qu’en 1888). Cette fin tardive de l’esclavage explique la survivance de pratiques racistes et discriminatoires jusqu’une date très récente, créant dans la Cuba républicaine des situations assimilables à celle de nombreuses colonies européennes d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie.
Mon roman n’est pas autobiographique, même si j’ai inconsciemment brodé autour du drame vécu par ma grand-mère et ses enfants, et si je me suis inspiré d’expériences personnelles vécues dans les années 1980, dans la très caribéenne région de Santiago de Cuba » (Joel Franz Rosell)

Gens de la Caraïbe 10 avril 2006
http://www.gensdelacaraibe.org/index.php?option=com_content&task=view&id=2114&Itemid=194



illustration réalisée pour l'édition d'Orphie, 2017 


Un écrivain au milieu de plusieurs chemins

Je suis né dans une ville du centre de Cuba appelée Cruces (Croisements, en espagnol) à cause des nombreux chemins que s’y rencontrent. Côté paternel, ma grand-mère était métisse de noir et d’aborigène cubains et mon grand-père descendait en ligne droite de Catalans aux yeux bleus… Dans mon œuvre aussi il est souvent question de chemins qui se croisent ; des mondes, des êtres et des formes littéraires qui se mêlent. Dans mon roman Cuba, destination trésor une jeune fille espagnole se lie d’amitié avec des enfants cubains qui, un moment, l’ont vue comme une ennemie ; dans Malicia Horribla Pouah, la pire des sorcières, c’est le destin d’une horrible et méchante sorcière qui croise celui de la plus innocente et adorable fillette, et encore dans Les aventuriers du cerf-volant c’est la réalité et les rêves qui s’entremêlent, ma propre biographie et l’invention la plus débridée qui se confondent. Dans La légende de taïta Osongo je me suis proposé de mélanger  Histoire et magie, fiction et souvenirs familiaux, Cuba et les Antilles françaises, et même des formes narratives bien diverses : j’ai utilisé, par exemple la structure d’un conte traditionnel ruse pour la dernière partie du récit.

Le mélange de genres m’attire depuis toujours,

La littérature c’est bien ça : des carrefours où tous les inattendus sont possibles, où ils se rencontrent… et attendent les lecteurs pour partir à l’aventure.

Joel Franz Rosell, auteur-illustrateur
Réponse à un questionnaire pour la revue de La Charte des auteurs & illustrateurs pour la jeunesse. Paris, vers 2006.


EXTRAIT DU TEXTE 


une de mes illustrations pour l'édition cubaine de 2010
reprise dans l'édition d'Orphie, 2017

Chapitre VI
Severo Blanco réussissait à se montrer moins affolé que les autres, mais il était le seul à savoir que cette tempête était inscrite sur le livre de navigation du vieux capitaine et qu’elle n’était pas un rejeton légitime de la nature.

Enfermé dans sa cabine, Severo commença par s’agenouiller devant la croix. Mais il n’avait pas encore réussi à se rappeler comment commençait le Notre Père quand un des clous de bronze se détacha et le crucifix commença une danse comique, trop fougueuse pour que seul le roulis du navire pût l’expliquer.

Le maître d’équipage-capitaine s’allongea sur le ventre et convoqua le Diable, en lui offrant son âme en échange de la vie. Mais l’ouragan emportait ses cris et ses blasphèmes, et il monta alors en courant sur le pont pour implorer la pitié de la mer qui rongeait goulûment le timon, la pitié du vent qui griffait le pont sans compassion et de la pluie qui les mitraillait avec des gouttes acides qui creusaient des ulcères dans la peau et corrodait les cordages.

Mais cela s’était passé au début. Cela faisait un mois… ou un siècle.

Maintenant Severo Blanco ne demandait plus, n’offrait plus, n’espérait plus. Peu à peu il avait commencé à se repentir de sa décision d’aller voler la richesse de Cosongo, et il lui était venu comme un remords pour les milliers d’esclaves que les bateaux sur lesquels il avait navigué, avaient amenés pour souffrir sur les plantations d’Amérique.

Au pire moment, par-dessus le rugissement implacable de l’ouragan, il crut entendre une voix qui criait, moqueuse : « Rien ne pourra t’arrêter, pas même tes propres malheurs… ! »

En trébuchant, Severo Blanco sortit sur le pont, et au milieu de l’effrayante obscurité, il vit le visage de l’ouragan : un visage horriblement semblable au sien.

Et alors, pour la première fois de sa vie, il eut peur.

Peur de lui-même.

illustration d'Ajubel pour les éditions du Fondo de Cultura Económica
Chapitre IX


Les trois rois sorciers apprirent ce qui s’était passé de la bouche de ceux qui avaient échappé à la tragédie. Ils se retirèrent dans la Maison de la Méditation qui avait trois portes : une de temps, une seconde de silence et l’autre de courage; et ils tinrent conseil.

Songo sortit par la porte de temps. Il leva au-dessus de sa tête sa lance et sur elle vinrent se poser vingt éperviers qui, lorsqu’ils prirent leur envol, l’emmenèrent dans les airs en direction des villages voisins à la recherche de secours.

Le sorcier Oroco s’assit devant la porte de silence et ferma les yeux, la bouche et les poings. Immédiatement, les arbres de la forêt se serrèrent autour du village afin que personne ne pût entrer pour voler un homme, une femme ou un enfant de plus.

Et le sorcier Osongo sortit par la porte de courage et marcha en compagnie de son fils jusqu’au bateau négrier.

Ni la distance, ni les armes, ni les portes ne purent l’empêcher d’arriver jusque devant Severo Blanco.

Sur les eaux de l’anse, où était ancré le bateau, une tortue géante les porta sur son dos. Quant aux marins armés qui essayèrent de les arrêter, Osongo les écarta d’une seule main ; et la porte de la cabine du capitaine, qui portait encore fraîche la sève de l’arbre qu’elle avait été, s’ouvrit toute seule quand tomba sur elle la grande ombre que faisaient le père et le fils.

Le roi sorcier et le trafiquant d’esclaves se regardèrent et toute la côte fit silence pour écouter leurs paroles.

– Étrange façon de remercier pour les bontés que Sóngoro Cosongo a eues pour toi ! Qui crois-tu être pour t’emparer des fiers habitants du pays préféré de l’Afrique ? Rien que ton ingratitude mérite un châtiment trop grand pour tenir dans la vie de tous tes hommes. Mais nous te laisserons partir si de ta propre main tu libères mes frères. Ces chaînes les déshonorent et les attristent, lève-toi et libère-les !

Severo Blanco éclata de rire, le traita de « nègre sot » et ordonna qu’on lui passât les chaînes à lui aussi.

– Évitez de me toucher!, prévint Osongo d’une voix tonitruante ; et arrachant les épées qui le menaçaient, il les serra dans sa main jusqu’à ce que les lames tombent par terre comme des morceaux de rouille.

Les négriers reculèrent effrayés, mais leur chef demeura impassible. Le temps passé à Sóngoro Cosongo, il ne l’avait pas consacré à manger, à dormir et à se réjouir comme les autres. Il avait appris beaucoup de choses sur ce peuple et sur les pouvoirs que celui-ci avait conquis par l’intelligence et l’amour.

Il savait, par exemple, que le pouvoir des sorciers s’effritait quand, dans les mains de leur ennemi, se trouvait un objet de fer qui leur avait appartenu pendant longtemps.

– Toute ta force et ton orgueil tiennent dans ce tesson, vieux farceur ! cria Severo Blanco, sortant de son coffre la marmite où Cosongo préparait ses potions, et qu’il avait volée au prix de mille astuces pendant la fête.

Mais bien que son pouvoir fût brisé, le roi sorcier avait conservé ses ruses et, alors qu’il était à genoux et que neuf hommes s’agitaient pour lui passer les fers aux poignets et aux chevilles, il demanda aux insectes venimeux de la forêt de venir piquer les négriers.

Severo Blanco ordonna qu’on lui colle les lèvres avec de la poix, mais Osongo siffla par le nez, et il vint tant de mouettes qu’il ne resta pas un endroit dans l’air où l’on pût hisser une voile.

Quand on lui boucha aussi les fosses nasales, c’est par la bouche de son fils qu’Osongo chanta le couplet du printemps marin, et les algues du fond de la mer poussèrent tellement que l’ancre et le timon restèrent coincés.

Alors, Severo Blanco remplit la marmite d’eau-de-vie, et ils forcèrent le sorcier à boire jusqu’à perdre un à un ses cinq sens, de sorte que les animaux et les plantes cessèrent de lui obéir.

Ainsi, humilié par les chaînes et par la plus sordide des ivresses, Osongo fit le trajet jusqu’à la lointaine terre américaine où lui et ses frères seraient vendus comme esclaves.



Chapitre XIII

illustration de Fernando Vilela pour l'édition brésilienne

Quand Léonel arriva au réduit qu’il partageait avec sa mère, celle-ci avait séché ses larmes et lui parla avec fermeté.

– Mon fils, cela ne peut pas continuer : entre mademoiselle Alma et toi, les familiarités doivent cesser. Mets-toi bien dans la tête qu’elle est ta patronne, qu’elle est libre et toi un esclave, qu’elle est riche et toi pauvre, qu’elle est blanche et que tu es un nègre. Rien de tout cela ne peut s’oublier, parce que tout cela vous sépare.

Le garçon baissa la tête, mais la maman perçut dans le regard qui fuyait les espoirs têtus d’un amour qui n’était pas encore conscient.

– Tu dois comprendre que tu appartiens à un autre monde ! Au monde de ceux qui perdent la vie sous les coups de fouet du soleil et des commandeurs, à produire la fortune que gaspillent Alma, sa tante et son père. Tu ne sens pas la souffrance de tes frères parce que tu ne les vois que de loin, dans les champs de cannes où tu n’as jamais mis le pied et dans les cases des nègres que tu évites toujours. Mais là, eux, ils souffrent…

La femme se rendit compte que son fils l’entendait sans comprendre, et elle le secoua par les épaules, affligée, désespérée…

– Léonel, réagis ! Comprends que le passé et la mort se dressent entre vous !

Cette fois, le garçon se releva dans son hamac et regarda fixement sa mère, l’air interrogateur.

La femme soupira douloureusement avant de révéler son secret :

– Ton père n’était pas le cocher créole soumis comme tout le monde le croit. J’ai dû dissimuler ton origine parce que dans le cas contraire… toi et moi serions morts depuis longtemps !

Sa voix avait tellement baissé de ton que le crépitement de la chandelle de suif la couvrait presque. Mais Léonel écoutait avec tout son corps et avec toute son âme. Et personne ne pourra jamais dire si la question qu’il posa, il le fit avec la voix ou avec les yeux.

– Qui est mon père ?

– Un nègre de la nation africaine, fort et orgueilleux comme son peuple. Son sang, le tien, est celui des rois sorciers de Sóngoro Cosongo. Il était arrivé ici enfant, et il a grandi rebelle comme son père, ton grand-père. Il s’est échappé plusieurs fois, et la dernière les contremaîtres ne l’ont pas ramené ici tout chargé de chaînes…

Léonel se leva d’un bond, comme son cœur qui avait sauté.

– Donc il vit et il est libre !

La tête de sa mère s’inclina comme une fleur fanée.

– Non. La dernière fois, ils l’ont ramené blessé à mort en le traînant, et ils l’ont laissé attaché aux fers afin qu’il se vide de son sang à la vue de tous, pour faire un exemple.

La femme dut hausser la voix par-dessus la mare de haine et de larmes qui l’étouffait.

– Il ne t’a jamais vu ! La rage et la frustration du père d’Alma lui ont refusé la vie le jour même où je t’ai mis au monde !

Léonel s’étendit à nouveau dans le hamac, tourné vers le mur et il pleura en silence. À cause de son père, à cause de sa mère, à cause de lui-même et à cause de son amour.


Chapitre XVIII
illustration d'Ajubel                
La petite troupe galopait dans un bruit de tonnerre entre les champs de cannes. À la tête, sur un cheval blanc comme la mort, se trouvait don Severo. Le suivaient les contremaîtres sur des chevaux gris et les chefs d’équipe sur des chevaux bruns. Devant, cherchant la piste, couraient les chiens rouges chasseurs d’esclaves.

– Ils sont devant !

 On les avait découverts, mais à cet instant apparut la chouette qui ouvrit ses ailes et changea le jour qui pointait en une nuit si obscure que les chiens et les chevaux ne savaient plus où mettre les pattes.

Severo Blanco sortit de son auriculaire l’anneau fait d’un maillon de la chaîne qui pendant treize ans avait retenu Taïta Osongo, et il le lança de toutes ses forces. Il en sortit une grande fumée et la clarté de l’aube réapparut.

– Mon père nous rejoint, sanglota Alma. Il te tuera et je mourrai.

– N’aie crainte, mon amour, répondit Léonel. Taïta Osongo va nous sauver.

Apparut alors le lutin qui les emmena en courant jusqu’au fleuve. Il attrapa les jeunes gens par le nez et il s’enfoncèrent dans l’eau tous les trois.

Les poursuivants restèrent ahuris devant les eaux troubles du fleuve.

Severo Blanco sortit le maillon de la chaîne qu’il utilisait comme anneau à l’annulaire, et il le lança. Au milieu d’un nuage de fumée disparut le lutin et les jeunes gens durent remonter à la surface pour respirer.

– Mon père nous rejoint. Il te tuera et je mourrai.

– Ne sois pas inquiète, ma vie. Taïta Osongo va nous sauver.

Apparut alors le serpent. Montés sur son dos, Alma et Léonel avancèrent rapidement jusqu’au plus touffu de la brousse.

 La troupe les poursuivit quelque temps, mais la grande couleuvre mouchetée était plus rapide que n’importe quel animal à quatre pattes, et Severo Blanco dut lancer le troisième anneau fait avec le fer de la chaîne, qu’il portait au majeur.

En sortit une grande fumée, et les jeunes gens se retrouvèrent sans monture.

– Mon père nous rejoint, gémit Alma. Toi, il va te tuer, et moi j’en mourrai.

 Les trois contremaîtres guidèrent leurs chevaux jusqu’au couple, dégainant leurs coutelas effilés. Léonel se dressa devant eux, la poitrine nue, et les bourreaux s’esclaffèrent. Mais réapparut alors la chauve-souris jaune qui, se posant sur la main du jeune homme, se transforma en un coutelas d’or.

De trois terribles coups, Léonel trancha la tête des trois contremaîtres et dressa son arme formidable contre les autres.

Don Severo sortit l’anneau qu’il portait à l’index et le lança. Il en sortit une fumée épaisse et Léonel se retrouva à nouveau sans rien pour défendre son amour.

– Ne crains rien, mon Alma dit-il, Taïta Osongo va nous sauver.

Apparut alors Taïta Osongo...






Avez-vous écrit La légende de Taïta Osongo à cause de vos origines?


«  J'allais avoir 29 ans et j'étais encore un gamin parce que je ne savais pas qui j'étais, parce que je ne connaissais pas ma famille et parce que j'ignorais l'essence profonde de mon pays. Je venais de me marier et ma première femme habitait à Santiago de Cuba. A la différence de la moitié est de mon île, la seule partie que je connaissais, la partie ouest est peuplée en majorité de noirs et de métis. On comprend que Cuba appartient au même monde qu’Haïti, la Guadeloupe ou la Martinique. Cette réalité m'a inspiré l'histoire d'un amour impossible entre une fille blanche, riche et un arçon noir, esclave. J'écrivais, sans m'en rendre compte, une histoire très proche de celle de ma grand-mère, une métisse qui n'a pas épousé le père de ses enfants. En écrivant La légende de Taïta Osongo j'ai déterré l'histoire de ma famille, mais j'ai aussi assumé que je suis moi-même un « sang mêlé ». J'ai résumé l'histoire de Cuba : un pays qui se voit blanc et qui n'a pas entièrement libéré la partie noire de son être.

lors d'une rencontre avec mes lecteurs à Sabadell, Catalogne, avril 2014
J'ai écrit cette histoire en 1983 et j'ai même eu un prix qui aurait dû permettre sa publication immédiate. Mais je n'étais pas satisfait du résultat. J'avais puisé dans le passé de ma famille, de mon pays et de mes propres contradictions. J'avais utilisé des éléments de la plus vieille culture cubaine, de la littérature contemporaine et même la structure d'un très vieux conte russe! L'amalgame n'était pas parfait et plus je me rendais compte de l'importance du sujet, plus je me disais qu'il devait revêtir une forme littéraire soignée.


J'ai mis dix-huit ans à trouver cette forme et c'est alors que j'ai publié le livre. C'était en Guyane en 2004. Une première édition en espagnol a vu le jour au Mexique en 2006 mais ce ne sera qu'en 2011 que mes compatriotes auront le droit à leur propre édition. Quand je dis que Cuba a du mal à se reconnaître métisse et héritière d'une société esclavagiste... ! »


Tiré de « Rencontre avec Joel Franz Rosell, écrivain cubain », par Anne Marie Latapie et Isabelle Devatine. Inter-CDI n° 226. Paris, juillet/août 2010.



illustration pour l'édition cubaine de 2009
réprise dans la nouvelle version française de 2017

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